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Pions empoisonnés : Episode 25

31

Essaouira, Marrakech, 10 juin

 

Le commissaire divisionnaire Khaled Salah est informé des événements survenus à Marrakech, dans le cadre du Championnat du monde d’échecs, par un appel matinal du Préfet de police qui l’a inopinément dérangé au milieu de son petit-déjeuner.

Ses cannes à moulinet, ses lignes et ses appâts qu’il a consciencieusement préparés dès son lever, l’attendent sur la terrasse de sa maison aux murs chaulés de Sidi-Kaouki. Le sable qui s’élève en tourbillons sur la plage et vient, par vagues successives, envahir les ruelles du village lui indique que le taros[1] souffle fort et qu’en conséquence la pêche devrait être aujourd’hui fructueuse. Certes, mais voilà… Ce coup de fil intempestif vient bouleverser ses projets halieutiques, même s’il n’avait d’autre finalité que de simplement le renseigner sur l’évolution de la situation. Il est vrai que l’autorité préfectorale ne l’a nullement incité à interrompre ses congés pour reprendre l’affaire en mains, mais le sentiment de frustration qui s’empare de lui le conduit à regretter amèrement d’avoir laissé au commissaire Benmansour le privilège d’être The right man in the right place, rôle qui, en toute logique, aurait dû lui revenir.

L’appétit coupé, le commissaire divisionnaire commence à ruminer en tortillant ses bacchantes, signe chez lui d’une profonde indécision. Au terme de quelques minutes de cet exercice vain, il hèle son épouse en train de vaquer à quelque occupation culinaire.

- Fatima ! Laisse un peu tes tagines… j’ai besoin d’un conseil !

Fatima soupire… Depuis vingt ans qu’elle partage la vie de Khaled, elle s’est habituée à cette antienne et présage de la conversation qui va naturellement s’ensuivre. Ayant retiré son tablier, elle rejoint, résignée, son mari sur la terrasse.

- J’ai un dilemme, Fatima… commence-t-il, en l’attente d’un encouragement à continuer.

- Qu’est ce qui te tracasse, Khaled ? répond-elle, comme elle le fait de coutume, à la phrase rituelle qu’il profère lorsqu’il est confronté à une épineuse question de service… Je vois à ta moustache en désordre que l’affaire est sérieuse, ajoute-t-elle, fine observatrice.

Le commissaire divisionnaire l’instruit du coup de fil qu’il vient de recevoir ainsi que de son objet, puis embraye sur sa sempiternelle idée fixe de l’appel au devoir.

- Quel est le problème ? s’enquiert Fatima. Le Préfet, à ce que tu me dis, ne t’a pas demandé de rentrer à Marrakech pour t’occuper de cette affaire.

- Non… certes, mais ma conscience professionnelle et mon sens des responsabilités me dictent pourtant de le faire, rétorque-t-il avec grandiloquence. Tu le comprends, non ?

- Si j’étais toi, je finirais tranquillement mes vacances à Sidi-Kaouki pour aller à la pêche et pour me détendre auprès de ma femme et de mes enfants, conseille-t-elle sagement, mais sans espoir aucun d’être entendue par cette tête de tasserdount[2] de Khaled.

- Non, c’est impossible… Il faut absolument que je retourne à Marrakech, ils ne peuvent pas se débrouiller sans moi dans une affaire aussi délicate.

- Incha Allāh ! Fais ce qui te semble juste, mon cher époux, agrée-t-elle pour clore cette oiseuse conversation dont elle pressentait dès le début l’issue.

Fatima appelle un taxi qui conduira Khaled à Marrakech. Elle-même gardera leur automobile, dont elle ne pourrait se priver dans ce bled perdu de Sidi-Kaouki.

« Avec tout ça, il est plus de huit heures, se désole Khaled Salah. Le temps que le taxi arrive, déjà… Je ne serai jamais là-bas avant midi ! Que de temps perdu…! Tiens, je vais téléphoner à leur commissariat pour leur dire que j’arrive. »

 

- Commissariat de la Medina, Inspecteur Idrissi.

- Passe-moi immédiatement Benmansour, Idrissi ! Le commissaire divisionnaire Khaled Salah à l’appareil !

- Es-salām ‘ali-koum ! Labāss ? Ssi Khaled, salue courtoisement l’inspecteur en réponse à l’impolitesse de son interlocuteur. Le commissaire Benmansour est sur le terrain, puis-je lui transmettre un message ?

- Dis-lui que je serai là en milieu de journée. Briefing à quatorze heures chez vous, avec toute l’équipe qui est sur le Championnat du monde d’échecs !

- Wākha ! Je lui transmets, b’es-slāma, Ssi Khaled, bon voyage !

L’inspecteur Idrissi sent déjà se profiler critiques paternalistes et acerbes reproches, qui déboucheront sur une prévisible réorganisation du dispositif à la sauce Salah. « Il ne manquait plus que lui ! Ce briefing va être chaud ! Surtout qu’Abdelaziz va défendre son point de vue becs et ongles… Il était pourtant bien là-bas, au frais, pourquoi n’est-il pas resté à ses cannes à pêche au lieu de venir se mêler de nos affaires ! »

 

À treize heures quinze, le taxi dépose le commissaire divisionnaire sur la place Jemaa-el-Fna. Comme il lui reste largement le temps de se restaurer avant la réunion prévue, il dirige ses pas vers Chez Chegrouni, où il a, sur la terrasse, sa table attitrée.

Digérant son copieux repas devant un verre de café, il réalise subitement qu’il ne détient que peu d’éléments sur l’affaire en cours. « Un grand maître a été enlevé, mais il a été retrouvé », lui a simplement déclaré le Préfet. « Je devrai donc faire preuve de patience, me contenter d’abord de recueillir les renseignements que me fournira Benmansour. Après seulement, lorsque j’aurai eu connaissance des tenants et aboutissants de l’affaire, je pourrai intervenir et prendre la direction des opérations. »

Lorsque, à l’heure fixée, il se présente au poste de police de la place Jemaa-el-Fna, un gardien de la paix l’accueille avec déférence et l’oriente vers le bureau de l’inspecteur Idrissi, situé au premier étage.

- Tu es seul, Idrissi ? Où sont le commissaire et son équipe ? En retard, évidemment !

- Ils sont à l’hôtel Atlas Souss, c’est juste l’heure du début de la partie…

- La partie ? Tu veux dire qu’ils assistent à une partie d’échecs… À l’heure où j’ai convoqué tout le monde à une réunion ! C’est… c’est inadmissible, s’étrangle de colère le commissaire divisionnaire Khaled Salah.

- Le commissaire Benmansour m’a chargé de te transmettre son invitation à aller le retrouver sur les lieux du crime, à l’hôtel en question, énonce, imperturbable, l’inspecteur Idrissi… Il faut que Ssi Khaled soit discret, a ajouté le commissaire.

- Ah, bon ! hésite l’intéressé, un instant déconcerté... Eh bien, je vais y aller de ce pas, appelle-moi un taxi !

 

Un quart d’heure plus tard, comme le commissaire divisionnaire se dirige d’un pas empressé vers la salle de jeu en empruntant une allée fléchée, il entrevoit le brigadier Benhaddou étendu sur un transat abrité d’un parasol, en contemplation de la piscine et des baigneuses qui s’y trempent. « Il ne sait décidément pas tenir ses hommes, ce Benmansour, c’est ce que j’ai toujours pensé… Mais qu’est-ce qu’ils foutent tous au lieu de bosser ! »

Un silence de sépulcre règne dans le salon d’apparat. C’est à peine si le divisionnaire ose aventurer une semelle dans ce qui lui donne l’impression d’être un sanctuaire consacré à quelque culte sectaire, dont les idoles seraient ces deux joueurs d’échecs assis face à face sur une vulgaire estrade ornée de drapeaux et de logos.

 

 

 

Les deux grands maîtres, Rezvani conduisant les blancs, ont rapidement enchaînés les huit premiers coups de la sicilienne dragon, attaque Rauzer.

Les deux grands maîtres, Rezvani conduisant les blancs, ont rapidement enchaînés les huit premiers coups de la sicilienne dragon, attaque Rauzer.

32

 

Au moment où le commissaire divisionnaire Khaled Salah se décide enfin à pénétrer dans le salon, la quatrième partie en est encore à ses préliminaires.

Les deux grands maîtres, Rezvani conduisant les blancs, ont rapidement enchaînés les huit premiers coups de la sicilienne dragon, attaque Rauzer. L’Iranien a choisi sa ligne de prédilection comportant le précoce Fou c4 et différant le grand roque – celle-là même que jouait Fischer - afin de s’assurer d’emblée une position agressive. Bronstein ne s’aventure pas dans les méandres de la variante hasardeuse suggérée la veille par Hansen et, raisonnablement joue celle qu’il maîtrise à la perfection, impliquant en premier lieu le développement de son Fou en d7. Au onzième coup, Rezvani dévie de la partie Carlsen – Radjabov, jouée en 2008 au Tournoi du Grand Chelem de Bilbao. Une onde d’excitation se propage au sein du public qui pressent des suites aiguës et à double-tranchant, fondées sur des attaques immédiates sur les roques opposés.

Khaled Salah, lui, ne se sent pas dans son élément. Ses connaissances rudimentaires en matière d’échecs lui interdisent de comprendre tout à fait ce qui se trame dans cet intriguant salon. Il demeure en son fond, laissant son regard errer sur les rangs de spectateurs dans l’espoir d’y repérer Benmansour, qui pourra lui apporter ses lumières sur l’affaire. Ce dernier, installé non loin du grand maître Hansen, se retourne fréquemment dans l’attente anxieuse de son visiteur. « Pourvu qu’il ne gaffe pas, prie-t-il le ciel, le conseil de discrétion que je lui ai prodigué par l’intermédiaire de Fouad a très bien pu entrer par une oreille pour sortir aussitôt par l’autre… Et s’il lui prenait l’idée de me saluer bruyamment au vu et au su de tous, là, ça serait la cata ! »

Or, intimidé par l’atmosphère surréelle qui l’environne, le divisionnaire Salah, s’il a bien aperçu la silhouette de son « subordonné » assise dans les premiers rangs, n’esquisse aucune tentative d’approche, en dépit de l’envie qui le démange. « J’espère que cette partie d’échecs ne va pas s’éterniser », s’inquiète-t-il à l’idée qu’elle pourrait durer jusqu’au soir. Ses yeux se posent brièvement sur les deux hommes qui s’affrontent sur l’estrade, mais, d’aussi loin qu’il est posté, il se trouve dans l’incapacité de déchiffrer les noms inscrits sur les chevalets disposés à leur côté. « Qui est Bronstein ? Qui est Rezvani ? Et ce Benmansour qui n’a pas cru bon de me donner toutes les informations ! » s’indigne-t-il avec une aberrante mauvaise foi. Il finit son tour d’horizon du lieu par une contemplation béate de l’écran de transcription. Il devine sans peine que ce dispositif doit permettre aux spectateurs de suivre la partie en cours, mais lui-même n’y discerne que sibyllins pictogrammes et notations alphanumériques cryptées, dépourvus de la moindre signification. Il se repent déjà de n’avoir point suivi les conseils de l’avisée Fatima en allant au devant d’embarras sur lesquels il n’a nulle prise.

Après que l’écran vient d’afficher le quinzième coup du grand maître Bronstein, une rumeur s’élève soudain des rangées de fauteuils : un sacrifice de qualité[3], même si la position l’appelle délibérément, provoque toujours chez l’adversaire des sueurs de même que des palpitations chez le spectateur, qui ressent alors l’irrépressible envie de confronter ses analyses à chaud avec celles de ses voisins.

Le challenger ne dispose que de peu d’options pour endiguer l’attaque qui menace son grand roque détruit. Une suite de coups forcés s’avère nécessaire afin de contenir l’assaut, mais se révèle néanmoins insuffisante pour ne procurer au conducteur des noirs un avantage décisif. La transformation à court terme de celui-ci en victoire conduit le grand maître Rezvani à un rapide abandon.

 

- Dis-moi, Benmansour, vous prenez du bon temps, me semble-t-il, dans ce palace, et tout ceci, bien sûr, aux frais du contribuable, semonce Salah alors que l’interpellé le pilote vers sa chambre.

- Pour les besoins du service, rétorque sèchement le commissaire Benmansour. Je partage cette chambre, à l’étage où logent les Iraniens, avec le brigadier Benhaddou. L’inspecteur Belali en occupe une autre, dans l’aile occupée par les Israéliens.

- Benhaddou ! Celui-là même que j’ai vu se prélasser à l’ombre d’un parasol… Pour les besoins du service, indubitablement !

- J’ai chargé le brigadier de surveiller l’entourage du grand maître Ali Reza Rezvani. Je n’ai qu’à me féliciter de son comportement dans l’exercice de cette mission.

- Pfft ! Mauvaise affectation de personnel… Si tu crains des incidents graves, c’est un gradé qui devrait être à ce poste. Ce brigadier Benhaddou ! Es-tu sérieux, Benmansour ? Renvoie-le dans ton commissariat s’occuper des affaires courantes qui correspondent à ses capacités, ça sera profitable pour tout le monde ! le somme-t-il, posant les premières pierres de son œuvre de désorganisation.

- Souviens-toi quand même, Khaled, que le brigadier Benhaddou, grâce à sa vigilance et son sens aigu de l’observation, a participé activement à l’élucidation d’une affaire de délits en bande organisée commis dans ton secteur, à Gueliz. Tes inspecteurs avaient piétiné des semaines lorsque tu m’as sous-traité l’affaire… Mais nous arrivons… après toi, je te prie.

Les deux hommes se sont fait apporter une théière et tandis qu’ils sirotent leur breuvage, Benmansour, prenant le premier la parole, entreprend de briefer le divisionnaire. « Il va falloir jouer fin avec ce prétentieux personnage, réfléchit-il tout en amorçant la discussion, je n’avais vraiment pas besoin d’avoir ça à gérer…! Lui laisser l’impression qu’il prend officiellement la direction de la mission, ce qui ne manquera pas de le satisfaire, mais continuer d’agir sur le terrain suivant nos propres plans… » En fonction de ce postulat, Benmansour fait mentalement le tri entre ce qu’il peut lui révéler et ce qu’il doit lui taire. Une seule fois ment-il à son supérieur, afin de s’épargner une litanie de critiques.

- Le grand maître Hansen a réussi à échapper à ses ravisseurs, au moment où nous étions sur leur piste…

Puis, sans lui laisser le temps de réagir, il enchaîne sur l’astucieuse chute qu’il vient d’improviser.

- Je suis vraiment soulagé que tu aies interrompu tes congés pour prendre la direction de cette affaire, Khaled, c’est un peu lourd sur mes épaules… Tu pourrais la piloter de ton bureau du commissariat central de Gueliz. Nous, hommes de terrain, continuerions nos investigations et te ferions un rapport quotidien sur leur avancée.

Khaled Salah n’envisageait nullement que sa reprise en mains de l’affaire serait si facile. Il imaginait que Benmansour renâclerait à lui laisser le commandement, et voilà qu’il le lui offre sur un plateau ! En outre, suivant les suggestions de ce dernier, il ne sera pas même contraint de venir sur place, de fréquenter cette insupportable salle de jeu. « Mes subordonnés s’en chargeront… Un rapport tous les jours sur ma messagerie électronique sans avoir à quitter mon bureau… Mes consignes par téléphone… Et moi, pendant ce temps-là, je pourrai réfléchir. »

- Je te remercie de reconnaître mes compétences, Benmansour. Tu seras donc mes yeux et mes oreilles pour m’informer de l’évolution des événements. Tu t’organiseras comme tu le souhaites… Mais attention quand même aux dépenses superflues !

 

 

[1] Vent de l’Atlantique

[2] Mule

[3] Échange d’une Tour contre un Fou ou un Cavalier

Tag(s) : #roman feuilleton pions empoisonnés, #ECHECS
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