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Pions empoisonnés : Episode 16

19

Marrakech, 8 juin

 

Lorsque l’inspecteur Idrissi entrouvre les paupières, le commissaire Benmansour se tient à son chevet, le regard empli de compassion.

- Vite, Abdelaziz… Quelle heure est-il ? Ils ont kidnappé Bronstein ! Ils m’ont matraqué, chloroformé, je crois… Ils m’ont enfermé dans ce trou à rats… fissa, fissa ! Ne pas perdre de temps… débite l’inspecteur d’une voix fébrile et saccadée.

- Calme-toi, khouya, je gère. Il faut que tu te reposes, tu as subi un choc, mais rassure-toi, rien de grave. Un médecin a examiné ta blessure et l’a soignée pendant que tu dormais.  Une légère commotion et un hématome qui devrait se résorber d’ici quelques jours, mais par précaution, il t’a prescrit une radio de contrôle. Je te conduirai à l’hôpital d’ici une heure, le temps que tu récupères un peu. Tiens, prends tout de suite ces comprimés, c’est un antidouleur, voilà un verre d’eau.

- Mais il faut que je te parle de ce qui s’est passé, insiste mollement l’inspecteur.

- Plus tard, plus tard… Je suis déjà au courant de pas mal de choses… Souffres-tu ?

- Ça va mieux, le pire est passé, je crois… Blessure de guerre ! ironise-t-il, en même temps qu’il tâte avec respect la bosse couverte d’une compresse qui orne désormais l’arrière de son crâne.

- Tu n’as pas de fièvre mais ne t’agite pas. Repose-toi encore un peu, le temps que les effets du narcotique qu’ils t’ont administré aient tout à fait disparu.

- wākha, je te raconterai quand tu m’emmèneras à l’hôpital, consent-il avant de sombrer à nouveau dans une irrépressible torpeur.

 

Dans l’antique Audi 100 du commissaire qui les achemine vers la Polyclinique de la Koutoubia, située à quelques tours de roue de l’hôtel, l’inspecteur Idrissi entreprend le récit de sa mésaventure. Avant même qu’il n’ait terminé sa première phrase, Benmansour, toujours préoccupé par l’état de santé de son collègue, l’interrompt d’une voix bienveillante.

- Tu es sûr que ça va, khouya, on peut remettre ton récit à plus tard, rien ne presse…

- bekher ! Je me sens en pleine forme, fanfaronne-t-il en retour, en dépit des ses jambes cotonneuses et de sa conscience encore floue.

- Alors vas-y, je suis toute ouïe, consent le commissaire.

- Mes souvenirs restent encore imprécis, mais je me rappelle être sorti de la chambre vers quatre heures. Et là, j’ai vaguement aperçu à l’autre bout du couloir, très mal éclairé, deux ombres en djellaba qui transportaient une charge. J’ai immédiatement pensé à une forme humaine. Ensuite, j’ai senti ce coup derrière la tête et je suis tombé... Après, c’est le trou noir, jusqu’à ce que je revienne à moi dans ce foutu local de nettoyage.

- Permets-moi de d’interrompre un instant, j’ai deux questions à te poser. D’abord, comment es-tu certain que tes ombres portaient des djellabas ? C’était mal éclairé, dis-tu… Ensuite, je suppose que tu n’as pas vu ton agresseur, peux-tu confirmer ?

- Oui à la première question, avec certitude. Une djellaba, même dans la semi obscurité, c’est très reconnaissable, tu sais, ce n’est pas comme un costume, ça flotte un peu autour du corps de celui qui la porte. Par contre je n’ai pas distingué leurs visages qu’ils dissimulaient sous un pan de tissu, peut-être un keffieh, ou un chèche… Pour ta seconde question, je confirme, il m’a agressé par derrière et par surprise et j’ai tout de suite perdu connaissance.

- Tiens… déjà ! Nous arrivons. Tu me raconteras la suite dans la salle d’attente ou à notre retour.

Ils n’ont pas à attendre. Prévenu par le médecin qui a porté les premiers secours à l’inspecteur, le radiologue les introduit sur le champ. Après avoir examiné les clichés, il livre son diagnostic.

- Bonne nouvelle, essi Fouad, les photos ne montrent ni fracture, ni fêlure. L’hématome est de taille mais c’est bénin. Je vais te prescrire un antalgique pour la douleur et un anti-inflammatoire. Tu as la baraka, il n’a pas dû cogner trop fort !

 

Sur le trajet du retour, l’inspecteur poursuit son récit.

- Quand je suis sorti du coma dans le local de nettoyage, j’ai tout de suite pensé qu’ils ne m’avaient pas seulement assommé mais qu’ils m’avaient aussi filé un truc pour m’endormir. J’ai subi quelques anesthésies dans ma vie, la dernière l’an passé pour mon opération des ligaments croisés, tu te souviens ? Donc le blackout, le réveil difficile, je connaissais. C’était exactement pareil. Et puis, il y a cette marque de piqûre, là, au creux de mon bras, qui me le prouve. De plus, j’ai regardé l’heure… Plus de deux heures dans les bras de Morphée, ce n’est pas un petit coup sur la tête qui produit cet effet !

- Je confirme pour le narcotique, c’est ce que m’a annoncé le médecin qui s’est occupé de ton cas, il s’en est aperçu à certains détails. Il ne m’a pas donné beaucoup de précisions, la trace de piqûre bien sûr, la dilatation des pupilles. Il a aussi parlé de barbituriques… Au fait, je ne te l’ai pas encore dit mais c’était le légiste. Comme on le connaît bien, Hassan, c’est lui que j’ai appelé. J’espère que ça ne te contrarie pas.

- Ha ! Ha ! Elle est extra, celle-là ! Tu me voyais déjà refroidi ! Et tu prévoyais une autopsie, c’est ça ? Désolé de te décevoir, khouya, mais je suis encore vivant et ne souhaite pas être disséqué ! s’esclaffe l’inspecteur.

- J’en suis heureux ! Quel gag, cette histoire de légiste… Allez, continue ton récit.

- Il n’y a pas grand-chose à rajouter. Driss est arrivé avec le garçon d’étage qui avait la clef du local. D’ailleurs je ne comprends pas comment ils ont pu me boucler là-dedans les autres, ils devaient avoir un jeu de rossignols… Ah si ! J’ai voulu t’appeler, j’avais toujours mon portable dans la poche de ma veste mais je me suis aperçu qu’ils avaient retiré la batterie, j’avais les boules… Il faudra que je m’en procure une autre rapidement.

- Pas de problèmes, on en trouvera une. Rien d’autre ?

- Non… Je ne vois rien d’autre… Bien que… Non ça ne me revient pas.

- Dis… À quoi penses-tu ?

- Oh ! Rien… Une vague impression… Je sens que quelque chose m’échappe… Ça doit être à cause de l’anesthésie. Un détail sans importance probablement, ça me reviendra. Bon, je crois que nous sommes arrivés.

- Oui, et il n’est pas loin de midi. Que dirais-tu d’aller prendre un café au Café de France ? Ensuite je te raccompagnerai chez toi. Si tu allais prendre tes affaires dans ta chambre, je règlerai deux ou trois trucs pendant ce temps…

- Chez moi ! Il n’en est absolument pas question. À moins que tu ne me congédies pour faute professionnelle… Je suis rétrogradé au rang de gardien de la paix, c’est ça ? Et dès demain je vais remplacer Benjelloul à la circulation ! Au rond-point de la Liberté ! s’exclame l’inspecteur en un accès de son désopilant humour de commissariat.

- Ha ! Ha ! Ha ! Arrête, t’es un vrai bouffon, tu sais, quand tu t’y mets ! Je pense qu’un jour ou deux de repos ne te feront pas de mal après ta mésaventure.

- Je suis parfaitement remis de ma mésaventure ! Pas très présentable c’est sûr avec cette bosse disgracieuse ! Mais tout à fait apte au service. De toute façon tu es dans l’obligation d’avoir un certain quota d’handicapés dans ton service, non ? Selon les dernières directives… Bon alors, ce café, on va le boire ?

- On va le boire, je te raconterai à mon tour où nous en sommes… Mais tu n’es pas du tout raisonnable.

Le duo s’attable à la terrasse comble du Café de France où se mêlent touristes et habitués. Ils sirotent leur qehwa mhersa en silence, avant que ne le rompe l’inspecteur Idrissi, avide de ce qu’a promis de lui narrer le commissaire.

- Alors, parle ! Où en êtes-vous de votre côté ?

- Eh bien ! Sache d’abord que ce n’est pas Bronstein qui a été enlevé, contrairement à ce que tu postulais. C’est Hansen, son secondant. À sept heures trente, le grand maître israélien a prévenu la réception qu’il ne le trouvait nulle part. C’était bizarre, d’après lui, et même inquiétant… Il faut savoir qu’ils sont comme cul et chemise, ici comme ailleurs ils sont toujours levés dès l’aube pour aller à la piscine se livrer ensemble aux joies de la natation. C’est leur hobby… Le directeur m’a immédiatement averti, j’ai chargé Benhaddou de fouiner dans tous les recoins de l’hôtel et du jardin ainsi qu’aux abords immédiats du complexe. Sans résultat. Tu connais Œil de faucon, si Hansen avait été dans les parages, il l’aurait déniché. J’ai pensé un moment qu’il avait pu aller se balader en ville, mais ça ne collait pas, il n’aurait pas laissé Bronstein sans le prévenir, surtout quelques heures avant une partie cruciale.

- Alors, ça veut dire que la forme que trimballaient les mecs en djellaba, c’était Hansen…! Ah ! J’ai vraiment été nul sur ce coup, se fustige inutilement l’inspecteur Idrissi.

- Je t’en prie, pas d’autocritique malvenue, Fouad. Tu as fait ton boulot, tu n’as rien à te reprocher… Évidemment, j’ai tout de suite soupçonné les Iraniens. Le hic c’est que Ahmed et moi avons veillé à tour de rôle pendant la nuit, comme vous l’avez fait de votre côté. Il y a bien eu quelques allées et venues entre leurs chambres jusqu’à une heure avancée, mais ils n’ont pas quitté l’étage, j’en mets ma main au feu, on les aurait entendus… Des djellabas m’as-tu dit… Pas très iranien, les djellabas, de toute façon.

- Alors qui ? Pas des Marocains, quand même ! Ou alors, à la solde des Persans… Ou bien opérant pour d’autres factions qui ont un intérêt à saboter le match ?

- la, la la ! Je n’y crois pas une seconde, trop tortueux, trop alambiqué… Il y a bien cette altercation, hier soir, dans le camp israélien, cette ridicule mise en accusation de Hansen, et cet agent que tu as cru voir manigancer avec le président de leur fédération…

- Attends une seconde ! Il me revient un truc… Ah ! Merde ! Non, j’ai oublié.

- En tout cas, pour le moment l’enquête piétine…

- Si ! Voilà, je me souviens ! Les Kenzo !

- Quoi, les Kenzo ? Que veux-tu dire ? T’es sûr que ça va, khouya ?

- Oui, c’est ça… Écoute-moi bien… Ça vient de me revenir. Cette nuit quand j’ai pris ce coup sur le crâne, je suis tombé, tu t’en souviens, je te l’ai raconté. Eh bien, comme j’étais raide étendu le nez dans le tapis du couloir, un pan de djellaba m’a frôlé le visage, et sous cette djellaba j’ai aperçu des baskets… Kenzo, K.E.N.Z.O. ! Je revois les lettres de la marque gravées dans le cuir. À dix centimètres de mes yeux ! C’est le produit qu’ils m’ont injecté qui m’a fait oublier ce détail. Et attends, la meilleure c’est que j’ai vu le même type de godasses aux pieds des prétendus hommes d’affaires, couverture de nos agents israéliens ! Ce sont les mêmes baskets, je les ai assez observés les jours précédents pour me souvenir de tous leurs détails vestimentaires. Les baskets Kenzo, j’en suis sûr, crois-moi sur parole.

- Je te crois, Fouad, naturellement. À quelque chose malheur est bon, comme disent les Fransāwi, le tien de malheur va faire avancer notre enquête sur cette fort curieuse affaire. Dans l’immédiat, nous devons impérativement nous mobiliser pour retrouver Hansen, et de préférence plutôt vif que mort !

- De quelle façon comptes-tu organiser la traque ? Une réunion avec les collègues s’impose, non ? suggère l’inspecteur.

- Certainement ! Je vais convoquer tout le monde au bureau à… disons quatorze heures. Ça te va ? Il n’y a pas de temps à perdre !

- Oui, oui… opine l’inspecteur d’un air absent, quatorze heures c’est parfait.

 

Tandis que le commissaire passe ses coups de fil, Idrissi s’absorbe dans la contemplation de la place Jemaa-el-Fna, encore et toujours frappé par l’atmosphère intemporelle qui en émane, en dépit de l’incursion croissante en son sein des signes les plus flagrants de la modernité. Puis, son esprit se met à dériver pour le conduire sur la pente périlleuse d’interrogations camusiennes, de pensées déprimantes sur l’absurdité de l’existence, sur sa vacuité et son impermanence… Soudainement, il se sent très las, déjà lui pèse cette réunion. Il n’a qu’une seule envie, celle de dormir pour oublier cette invraisemblable histoire. Un fond de raison cartésienne reprend pourtant le dessus, lui suggérant une explication plausible à son indéfinissable malaise. Syndrome de stress post-traumatique, diagnostique-t-il sobrement, lui revenant en mémoire le reportage sur les vétérans de la guerre d’Irak qu’il a lu quelques jours plus tôt dans Le Matin.

La voix du commissaire l’arrache finalement à ses morbides divagations.

- Voilà, c’est réglé ! Mais, je ne te sens pas dans ton assiette, khouya, aucune obligation d’assister au briefing. Si tu préfères aller te reposer…

- Non, non… je viendrai. Juste un petit coup de barre, ça va passer.

- Bien, on a un peu de temps devant nous avant la réunion, on va aller manger un morceau au Toubkal, mais auparavant, allons acheter une nouvelle batterie pour ton portable et… un couvre-chef, peut-être ? Tu ne passes pas inaperçu avec cet énorme pansement !

 

Tag(s) : #roman feuilleton pions empoisonnés
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